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EMOTION
Je suis d’un genre assez facilement ému. Si je ne me retenais pas, je passerais mon temps à pleurer. Non sur moi-même ou de tristesse, ce n’est pas mon genre. Simplement, je suis parfois submergé devant un rien d’émotion. Je me mettrais à sangloter sans pouvoir m’arrêter devant quelque chose qui s’apparente à un signe que j’attendais, que ce soit un gosse dans la rue, un petit vieux, un mot…
En voici un exemple récent : j’étais un dimanche après-midi à Williamsburg, banlieue bobo de New York où fourmillent de petits cafés avec des spectacles et des orchestres. Je passais de l’un à l’autre avant que ne surgissent sur scène deux personnes. Un garçon japonais improbable qui ressemblait à un poireau et une jeune fille, petite, grosse, extraordinairement et structurellement moche. Grise, grasse, elle était l’exemple même d’une vraie laideur.
« Que va-t-elle bien pouvoir faire sur scène ? » me dis-je alors… Le garçon se met à gratter sur sa guitare, un son relativement linéaire qui m’intéresse vaguement. Puis, tout à coup, la jeune fille prend une position sur scène encore plus laide, se transformant sans le vouloir en une sorte de tas obscène. À un moment, elle se déploie et pousse un son. C’était le son que j’avais attendu quasiment toute ma vie.
Le son ultime. Assurément, cette fille était un génie : soit elle avait vendu sa beauté en échange de ce son, soit elle transcendait sa laideur grâce à ce son. Il y avait en tout cas une relation directe. J’ai aussitôt oublié l’anecdote de sa laideur tant j’étais absorbé par ce son, avant d’éclater en sanglots, projetant des larmes à un mètre devant moi. Ma femme me regardait, en se disant probablement « Ça y est, il est en train de traverser le miroir. » Je ne pouvais plus m’arrêter.
J’avais déjà rencontré un son de cette trempe quarante ans auparavant en Inde. Le son d’un berger, un mendiant qui posait avec une petite trompette gutturale et bénissait contre quelque offrande les boutiques environnantes. Cette petite trompette était, elle aussi, proche de ce que je considère comme étant un son ultime.
Le son est fondamental, au même titre que l’hémoglobine, les plaquettes, les atomes qui font mon eau, ma chair, mes os… Je vis dans le son. Avant la musique, il y a le bruit, et avant le bruit, il y a le son. Parfois, même, une certaine qualité de vibration en passe de devenir un son peut m’intéresser. Malgré tout, ayant peu de machines à créer des vibrations autour de moi, et ne rencontrant pas tout le temps des bruits qui m’intéressent, je finis comme tout le monde par vivre dans le son issu de la musique. Je suis dans la musique au même titre que je respire pour vivre.
C’est une denrée qui m’est devenue indispensable. J’écoute toute forme de musique. Il y a des sons extraordinaires dans tout, dans la « variétoche », la pop, le rock, le punk, comme dans la musique dite classique. Et, en même temps que toute action que j’entreprends, j’ai quelque part dans la tête une production permanente de musique ; une sorte de machine à composer que je dirige.
Je crois avoir compris pourquoi on écoute la radio. Une chanson est un lieu sonore rassurant où l’on se sent mieux. C’est un chez-soi virtuel. On aime d’autant plus la chanson qu’elle crée en soi un sentiment de confort et de sécurité. Le son est une sorte d’œuf protecteur, c’est pour cela qu’il reste un vecteur incroyable : on est transporté par une chanson, transporté à l’intérieur de soi, là d’où l’on aimerait n’être jamais sorti. Moi qui ai une tendance légèrement schizophrène, autiste, clairement solitaire, je crois que cette enveloppe virtuelle et sonore est mon enveloppe véritable.
J’en suis venu à considérer la musique comme un lieu spécialisé, voire comme un outil : en vue de certains travaux, je crée musicalement le lieu qui sied pour parvenir aux fins que je préfigure mentalement. J’emploie telle ou telle forme de musique selon le type de projet et le niveau de concentration requis. Cela fonctionne aussi avec l’espace : pour certains projets, je me rends dans certains lieux.
Pour les affaires courantes, je suis dans les vibrations de la ville, que je n’aime pas ; pour commencer sérieusement à travailler, je me rends dans le sud-ouest de la France – un lieu isolé mais qui reste accessible à des rencontres ; pour davantage de concentration, je vais à Venise – où j’ai tout de même encore contact avec mes voisins pêcheurs ; vient ensuite l’île au milieu de la Méditerranée – où c’est l’isolement absolu. Le mieux du mieux : une chambre d’hôtel, nulle part, dans un non-lieu typique, par exemple – sans vouloir offenser quiconque – l’Allemagne. Je vais bientôt passer onze jours dans une chambre d’hôtel à Überlingen, ni belle ni moche, ni pauvre ni luxueuse, juste un « rien ». Et je vais pousser le vice jusqu’à y jeûner. Là, je serais peut-être enfin moi-même.
Car à un tel stade, on commence à se débarrasser des scories. On peut commencer à voir poindre une possibilité de reprise de contact avec soi-même, si tant est qu’on l’ait perdu. L’immersion dans la musique est la partie virtuelle de l’immersion dans des lieux. Le tout concourt à la plus grande maîtrise de la concentration, de sorte qu’on parvienne à une plus grande maîtrise de la réception de ses propres intuitions. C’est la mise en état, en usage, d’une machine intuitive. On en revient toujours à la même quête : n’être qu’un esprit. Dans une chambre, nulle part, sans manger, on approche, d’une certaine façon, la négation du corps.
Extrait du livre "Impression d'Ailleurs" de Philippe Starck avec Gilles Vanderpooten
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