« En 1985, on m’appelle à Tokyo pour faire un restaurant, ma première réalisation au Japon. Je n’y connais rien du tout, je ne connais personne, j’arrive, je débarque tout frais. On me montre un endroit absolument incroyable, incroyablement moche, pour faire ce restaurant : c’était au troisième sous-sol d’un immeuble d’un quartier d’affaires, un truc entièrement vertical, un entrelacs d’énormes poutres antisismiques. Un endroit absolument impossible. Je me suis dit que pour sauver un endroit pareil, il fallait partir d’un scénario fort, et un des scénarios les plus forts que je connaisse, c’est le couple. Pourquoi ? Je ne sais où on va chercher l’inspiration.
Pour le restaurant Manin, je fais donc cette espèce de trou, avec deux monstres face à face : je fais un escalier noir, monstrueux, ultra masculin, oppressif et, en face de lui, un grand mur de velours rouge capitonné, doux, légèrement incliné, lui aussi un peu oppressant, un peu moite... Ce restaurant vit de l’affrontement de ces deux masses qui ont une relation extrêmement forte, il y a une vraie vibration entre les deux. Et nous, qui sommes à une échelle minuscule à côté de ces deux monstres, un peu comme les enfants lors d’une dispute des parents, eh bien, on est là et on essaie de se faire une petite place entre les deux... un endroit totalement théâtral. C’est là où j’ai pour la première fois expérimenté la vraie, la totale théâtralité, une mise en scène de l’humain dans les lieux publics. Après, puisqu’il s’agissait d’amour, de rencontre, de couple, j’ai raffiné un peu les détails, et j’ai eu une jolie idée pour faire les toilettes, puisque les toilettes des hommes et des femmes étaient simplement séparées par un verre bleu, ultraviolet, très foncé, mais quand même transparent. Le lavabo était une table ronde etplate : la moitié du rond était chez les dames et l’autre chez les messieurs, mais, dans le reflet de cette vitre sombre, ça faisait un rond complet qui se perdait dans le bleu nuit. Quand quelqu’un se lavait les mains de l’autre côté, on voyait tout d’un coup, grâce à un petit spot malicieusement posé, ses mains apparaître de nulle part, sur la même table blanche que la vôtre. C’était comme une sorte de rencontre de mains qui flottaient comme ça dans l’infini, un assez joli symbole de début de rencontre, d’amour… de début de rencontre d’un couple. » Ph.S
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